Journaliste, Barbara Ehrenreich collabore à Time, Harper's, The Nation, The New York Times. Elle est l'une des essayistes politiques et critiques sociales les plus respectées aux Etats-Unis et s'est vu récompenser par de nombreux prix. Son dernier livre publié en France : Le sacre de la guerre (Calmann-Lévy, 1999). L'Amérique pauvre a déjà été traduit en dix langues
Récit d'une expérience journalistique émouvante et éprouvante:
Une universitaire abandonne tout pour vivre comme les pauvres en Amérique dont voici un extrait à lire d'urgence trouvé sur le site de Grasset:
UN
Servir en Floride
En grande partie à cause de ma paresse, je décide de commencer ma vie à bas salaire dans la ville la plus proche de celle de ma résidence actuelle, Key West, en Floride, qui s'efforce d'acquérir avec une population de 25 000 habitants un statut de véritable ville. Choisir un environnement familier entraîne une difficulté de taille, et je m'en suis vite aperçue : passer d'une existence de consommateur, dépensant sans compter pour ses courses, ses films, son essence, à celle d'employé dans le même cadre. Je suis terrifiée, surtout au début, à l'idée d'être reconnue par quelque commerçant amical ou par un voisin d'autrefois et d'avoir à balbutier une explication pour justifier mon projet. Heureusement, mes craintes se révèlent injustifiées : pendant un mois de labeur et de pauvreté, personne ne reconnaît ni mon visage ni mon nom, qui passe totalement inaperçu et reste la plupart du temps imprononçable. Dans cet univers parallèle, au sein duquel mon père n'est jamais sorti de la mine, où je n'ai moi-même jamais terminé l'université, mon nom est " poupée ", " chérie ", " la blonde ", et le plus souvent " petite ".
La première tâche que je m'assigne est de trouver un logement. Je me dis que si je peux gagner 7 $ de l'heure - ce qui, d'après les offres d'emploi, semble faisable - je peux me permettre de dépenser 500 $ de loyer ou peut-être 600 $ en faisant des économies, et de me retrouver avec encore 400 ou 500 $ pour la nourriture et l'essence. Dans les environs de Key West, cela me condamne aux asiles de nuit et aux parcs de caravanes - comme celle qui, à un convenable trajet de quinze minutes en voiture, ne dispose ni de la climatisation, ni de moustiquaire, qui est dépourvue de ventilateur ou de télévision, mais qui propose, en guise de divertissement, le défi d'échapper au doberman du propriétaire. Le gros problème de l'endroit, c'est que le loyer de 675 $ par mois dépasse de loin mes moyens. Bon d'accord, Key West est un endroit cher. Mais comme l'est New York ou la baie de San Francisco, ou encore Jackson dans le Wyoming, Telluride, Boston, et tout autre endroit où les touristes et les fortunés de ce monde se disputent l'espace habitable avec les gens qui nettoient leurs toilettes et font frire leurs pommes de terre sautées. C'est tout de même un choc de s'apercevoir que le statut de " romanichel " est devenu pour moi une chose vers laquelle je dois m'élever.
Je décide donc d'opter pour le compromis habituel entre l'abordable et le pratique : un peu éloignée des offres d'emploi de Key West, je me retrouve avec un meublé à 500 $ par mois, à une cinquantaine de kilomètres sur une route à deux voies - soit un trajet de quarante-cinq minutes si la route n'était pas en travaux et si je n'étais pas coincée derrière des touristes canadiens sonnés par les coups de soleil. Je déteste ce trajet au long duquel sont parsemées des petites croix blanches commémorant les collisions frontales, mais l'endroit lui-même est charmant - une sorte de cabane dans le jardin marécageux d'une caravane convertie en maison, où mon propriétaire, un affable réparateur de télévisions, vit avec sa petite amie, barmaid. D'un point de vue anthropologique, le parc de caravanes aurait été plus intéressant, mais ici j'ai un sol blanc scintillant et un bon matelas, et les insectes en résidence permanente sont faciles à vaincre.
La tâche suivante consiste à passer au peigne fin les offres d'emploi et à trouver un boulot. J'écarte un certain nombre de postes pour une raison ou une autre : réceptionniste d'hôtel, par exemple, qui est considéré, à ma grande surprise, comme un emploi non qualifié et qui n'est rémunéré qu'à 6 ou 7 $ de l'heure, est écarté parce qu'il faut passer huit heures par jour au même endroit, sans pouvoir sortir. Serveuse est un autre emploi que je préférerais éviter, parce que je me souviens que cela m'épuisait quand j'avais dix-huit ans et que des décennies de varices et de douleurs de dos me séparent aujourd'hui de cette époque. Le télémarketing, un des premiers refuges pour celui qui se retrouve brusquement dans l'indigence, peut être éliminé à cause de ma personnalité. Ce qui me limite à quelques emplois dans des supermarchés, comme celui de responsable des plats cuisinés, ou à ceux de femme de ménage dans les hôtels et les pensions, qui sont payés 7 $ de l'heure environ et ne sont pas très différents de ce que j'ai fait chez moi, à temps partiel, toute ma vie.
Et donc j'enfile ce que j'imagine être une tenue correcte - bermuda bien repassé et tee-shirt - et je me lance dans la tournée des hôtels et des supermarchés du coin. Best Western, Econo Lodge et HoJo's me laissent tous remplir des formulaires de candidature et ils sont, à mon grand soulagement, surtout curieux de savoir si je suis une résidente légale aux Etats-Unis et si je n'ai pas commis un délit quelconque. L'arrêt suivant est Winn-Dixie, le supermarché, dont la procédure de candidature se révèle particulièrement lourde, comprenant un " entretien " de vingt minutes sur ordinateur, dans la mesure où, semble-t-il, aucun être humain dans le supermarché n'est jugé capable de représenter le point de vue de la direction. On m'emmène dans une grande pièce décorée d'affiches illustrant ce qu'il convient d'appeler une " allure professionnelle " (il vaut mieux être blanc et, si on est une femme, permanentée) et mettant en garde contre les promesses alléchantes que vous feront miroiter les syndicats. L'entretien est un questionnaire à choix multiples : Ai-je le moindre problème, comme celui de la garde de mes enfants, susceptible de me mettre en retard pour mon travail ? Est-ce que je considère que la sécurité de mon poste est la responsabilité de mon employeur ? Puis, surgissant malicieusement de nulle part : Quel montant en dollars de marchandises volées ai-je acheté l'année dernière ? Dénoncerais-je un collègue de travail si je le surprenais en train de voler ? Et enfin : Etes-vous quelqu'un d'honnête ?
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